Brigitte, peintre du désenfermement

— PENDANT LES RENCONTRES

📅 Visible les 9, 10 et 11 juillet à l’initiative de Jacques Martinengo.

🕐 10h à 18h

Brigitte Nêmes, peintre, exposition.

Ancien Temple de Bourdeaux (chapelle méthodiste) rue droite

— AUTOUR DES RENCONTRES

📅 Visible du 19 juin au 17 juillet à l’initiative de Jacques Martinengo.

🕐 14h à 18h (fermé le dimanche)


L’œuvre de Brigitte Nêmes, artiste autiste, oscille entre joie simple et peine imprévisible.

Elle naît en 1966, huitième enfant d’un couple de petits paysans du Nord de la Drôme. Son père est gravement tuberculeux, et pour s’assurer de l’efficacité de la vaccination, on la garde à la maternité deux longs mois, sans sa mère bien sûr repartie s’occuper des autres enfants. Mais quelque temps plus tard, BCG inopérant, la voilà hospitalisée pour une atteinte tuberculeuse sévère. De ce qui s’appelait alors l’hôpital-hospice d’Annonay, elle est envoyée au Centre hospitalier de Grenoble, où elle va passer plus d’un an. Elle y évolue du statut de bébé tuberculeux à celui d’enfant présentant des troubles du développement. Entre-temps, son père est lui-même hospitalisé. Une mère seule avec huit enfants, isolée dans la campagne et sans moyens matériels : il va sans dire que si Brigitte est objectivement abandonnée, on serait mal inspiré d’en accabler la famille. Les médecins, ne trouvant aucune explication « objective » à sa stagnation psycho-motrice, renvoient l’enfant à la case départ : l’hôpital de Saint Vallier où elle est née. En pédiatrie, de deux ans à 4 ans, Brigitte va vivre dans un lit-cage, dont elle tente de sortir par tous les moyens : par dessus, et on rehausse les barrières ; par dessous, et on fixe une plaque au fond ; en se cognant la tête sur les barreaux, on capitonne le pourtour du lit ; en faisant basculer ce lit, on met dessous des sacs de sable ; enfin en arrachant ses couches et en se barbouillant de merde – premières peintures – et là ça marche ! on est obligé de la sortir et de lui donner un bain. Au bout de deux ans, à 500 m de ce service de pédiatrie, ouvre un Centre d’arriérés profonds, elle y est prestement expédiée – mais tellement marquée par sa réclusion qu’il faut lui refaire des espaces clos pour la rassurer : un parc, comme pour les bébés. Arrive le diagnostic psychiatrique : Brigitte est autiste. D’un autisme expérimental, comme me dira une médecin. Victime d’hospitalisme, aurait dit René Spitz qui avait longuement observé les enfants abandonnés ou orphelins : ils commencent par pleurer et hurler, puis ils s’emmurent dans leur détresse et souvent s’automutilent. Ce que fera Brigitte dans ce qui – c’est si simple de changer les noms – est devenu un Centre psychothérapique. On lui met le jour un casque pour qu’elle ne se fende pas le crâne aux angles des meubles ou des murs, la nuit on l’attache sur son lit.

Jeune infirmier psychiatrique, je vais voir son dossier : il n’y a qu’une pile de radios du crâne – ici aussi elle a trouvé le truc pour sortir du pavillon : faire un tour en radiologie ! Un médecin chef militant m’autorise à la sortir de l’hôpital « pour voir ». Expérience concluante : en cinq jours, elle devient « propre », plus besoin des couches qu’on lui mettait depuis huit ans. Dans l’enthousiasme de ce résultat conforté par son entrée dans la parole, je sors Brigitte progressivement de l’hôpital jusqu’à la prendre en charge avec ma compagne en tant que famille d’accueil, lorsqu’elle a dix ans.

L’adolescence de Brigitte sera très éprouvante pour son nouvel environnement, avec un retour terrible des automutilations. Nous sommes obligés ici de passer sur ces années difficiles. Au début des années 90, si Brigitte pour s’occuper fait de la peinture dans un atelier « pour handicapés », il n’en résulte – comme pour ceux qu’elle appelle « les autres » – que des productions peu personnalisées. En 1993 cependant, elle ramène une peinture qui échappe au stéréotype proposé . Commence un travail de peinture qu’on pourrait dire en « présence proche », comme Fernand Deligny désignait son accompagnement des enfants autistes dans les Cévennes : à peu près une fois par semaine, Brigitte va aller peindre chez des amies artistes qui vont bien se garder de lui tenir le pinceau. Les feuilles de Canson s’accumulent, l’idée vient de les exposer. Ce qui se fait en novembre 1996. Grand moment où des dizaines de visiteurs découvrent avec un étonnement admiratif un foisonnement d’œuvre réjouissantes, vivement colorées.

Quelques jours avant sa première exposition, Brigitte fait son autoportrait. Elle se représente sous une forme fœtale, comme si c’était là une nouvelle naissance. Et d’une certaine manière, c’en est une, puisque en tout cas c’est sa naissance comme peintre, c’est la naissance d’une œuvre. L’impression première rapprocherait cette peinture inaugurale de la célèbre peinture de Münch, Le Cri – et après tout, c’est la première manifestation de vitalité qu’on attend du nouveau-né !

Pendant l’exposition, Brigitte fait seule une deuxième peinture, Casser la vitre, en quelque sorte complémentaire de la première comme déclaration d’intention. Après la naissance, première sortie, il ne faut pas rester enfermée.

C’est alors que Brigitte bascule dans la peinture ! À partir de cette exposition, elle va peindre chaque jour en solo dans son appartement, et ce qui frappe son entourage : en même temps qu’elle « entre en peinture », elle cesse de se mutiler. Tous les proches en 1996-97 peuvent le constater : plus le moindre bobo. Par contre, et pendant un an, tant et plus de peintures « sinistres » : par leurs titres certes déjà, qui font état d’événements attristants (séjours à l’hôpital, décès…), mais surtout abandon des couleurs vives antérieures pour une plongée dans des tons qu’on pourrait dire dépressifs. Comme si Brigitte s’autorisait à partir de sa première « exposition » en novembre 1996 à « exposer » effectivement sa souffrance intime au lieu d’en mortifier sa propre chair.

Et peu à peu, les couleurs vont réapparaître, jusqu’à devenir la seule chair du tableau.

Quant à la forme, au long de l’œuvre, on peut repérer des thèmes qui tous font référence au dedans-dehors : réserves « trouant » le tableau aussi bien sur des maisons que sur des personnages, cadres qu’on peut voir comme autant de portes ou fenêtres, structures « d’évasion »

Mais la plus frappante de ces récurrences assurément, ce sont les yeux.

Sur son autoportrait de 1996, Brigitte avait écrit Potrai. Ce n’est pas de mon crû d’avoir fait le rapprochement entre la toile et la peau. On peut penser la peinture comme extériorisation, projection, comme en miroir de notre corps propre. Pour Brigitte, le fameux stade du miroir de Lacan s’actualise sans doute chaque fois qu’ayant peint sa toile, Brigitte la soumet au regard de l’Autre.

L’abondance des regards dont elle peuple ses toiles ne serait-elle pas à mettre au compte de la réinvention permanente de soi-même à quoi l’a contrainte son abandon primitif ? Les yeux des peintures de Brigitte sont, en miroir, ses yeux à elle, mais pour échapper à l’enfermement dans l’image encore faut-il qu’il y ait du Tiers.

Le confinement a violemment réactivé chez Brigitte le vécu d’enfermement.

Elle avait vécu le premier de manière assez étonnamment stoïque. L’accueil de jour de l’établissement où elle se rendait à mi-temps ne fonctionnait plus, mais elle s’était rabattue sur la peinture en en faisant une par jour. Paradoxalement de premier abord, la levée du confinement a été catastrophique, probablement parce que ce n’était pas un « retour à la normale » comme elle avait dû se l’imaginer. Brigitte a recommencé à s’automutiler en se tapotant les joues de l’index avec obstination jusqu’à en faire des plaies sanglantes. En même temps, elle a cessé de peindre.

De juillet 2020 à février 2021, pas une seule toile !

Et lorsqu’elle a cessé de se mutiler, elle a recommencé à peindre. Ou/et réciproquement.

Vous êtes assigné, « public », à être l’Autre qui assoie Brigitte peintre comme sujet. Et lorsque par la grâce du biopouvoir que dénonçait hier Michel Foucault et aujourd’hui Giorgio Agamben, il n’y a plus d’« exposition », plus de regard tiers, lorsque Brigitte comme ce fut si longtemps le cas dans son passé d’enfant cloîtré, se retrouve assignée au face-à-face avec elle-même, sans la médiation de la toile offerte au regard de l’Autre, peindre perd son sens. L’enfermement extérieur renvoie à l’autisme auquel souterrainement Brigitte est toujours « en proie » potentielle.

Enfant, elle a vécu deux formes d’enfermement : physique et psychique. Une contrainte du corps, mais aussi un désert de la relation. En même temps qu’elle est sortie de l’enfermement hospitalier, elle a pu s’ouvrir aux autres par une parole qui rencontrait une écoute. Dans sa pratique, qui en un quart de siècle est devenue une œuvre, deux libertés se nouent : l’ouverture à l’espace et l’ouverture à l’Autre. Et la peinture est l’invention dont elle s’est saisie opportunément pour bidouiller son rapport aux autres.

Un bricolage, un rafistolage, et c’est sans doute par là que cette œuvre nous touche : parce qu’elle nous parle de notre propre fragilité.


Bernard Vandewiele, 25 février 2021

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