Entretien avec Pinar Selek, présidente de la 5ème édition de Concertina, Rencontres estivales autour des enfermements du 27 au 29 juin 2025
« Prendre soin de l’autre peut être très subversif ! »
Accusée à tort d’avoir commis un attentat terroriste à Istanbul il y a 27 ans, Pinar Selek, réfugiée en France depuis 2011, est toujours condamnée à la perpétuité malgré quatre acquittements. Mettre le soin au cœur de projets politiques, économiques et sociaux est une façon de réinventer un monde plus juste, plus digne, pour toutes et tous. Tel est le sens de ses actes luttant contre toutes les formes de domination.
En dépit de deux années et demi de prison, de torture et de grève de la faim, malgré l’exil, les vingt-sept années de persécution et vos quatre procès, vous poursuivez vos activités scientifiques, littéraires et militantes. Rien ne semble vous arrêter. Où puisez-vous votre force, votre détermination, votre appétit de vivre ?
C’est difficile à exprimer mais c’est certain que mon entourage, depuis ma petite enfance, me transmet beaucoup de force, de joie et d’amour de la vie. Donc pour moi, c’est naturel, cela n’a rien d’exceptionnel de lutter pour plus de justice et de dignité, de participer à la construction d’un monde dans lequel j’aurai l’honneur d’habiter. Rester forte pour les autres, pour soutenir les opprimés, c’est ma façon de me sentir en vie.
Je suis très amie et admirative de Narges Mohammadi, prisonnière iranienne, journaliste engagée dans son pays contre le voile obligatoire pour les femmes et contre la peine de mort, prix Nobel en 2023. Quand elle sort de prison pour des traitements médicaux, elle arrive à faire des conférences de presse. Malgré toutes les agressions subies, elle continue à agir et à réfléchir dans la joie et le rire !
Deux jours avant la dernière audience de mon procès, le 5 février, elle m’a écrit : «Lorsqu’une femme subit l’injustice, l’humiliation, l’oppression ou l’apartheid du genre, elle ne se sent pas seule en entendant la voix d’une autre qui se tient à ses côtés. Lorsque j’étais enfermée à Evin, j’ai entendu ton soutien. Aujourd’hui, j’espère que tu entends le mien. »
Dans votre essai, « Parce ce qu’ils sont arméniens », vous avez écrit : « L’exil forcé défait les corps comme une tempête. Il met l’âme en mille morceaux. » Depuis 16 ans, vous êtes exilée. Comment vivez-vous cette situation ?
En prison, avec les prisonnières kurdes qui étaient avec moi, nous avons initié un jeu qui s’est transformé en une attitude à tenir face à des évènements traumatiques. Le jeu consistait à ne pas penser au moment de sa sortie de prison. Être juste à ce qu’on fait aujourd’hui, comment agir là, maintenant. Ce fut un long apprentissage de deux ans et demi, possible parce qu’il y avait un lien fort entre nous. Je me suis fait la promesse de conserver cette attitude durant toute mon existence.
Bien sûr, l’exil en 2009 m’a mis l’âme en mille morceaux, mais j’ai voulu tenir la promesse faite en prison et, dès le premier jour d’exil, j’ai décidé de ne pas penser à un retour en Turquie. Cela m’a permis de dépasser cette situation d’exil. D’autant plus facilement qu’une fois en Europe, grâce à de nombreux amis engagés en Turquie et ailleurs, je suis entrée dans des réseaux de luttes internationales. Et j’ai pu agir rapidement !
Aujourd’hui, je me sens comme une nomade engagée, essayant de porter haut et fort la voix de celles et ceux dont les droits humains sont bafoués. Je fais du monde mon pays, en suivant les traces de Virginia Woolf, et je multiplierai mes luttes. Je continue à tenir ma promesse et à résister.
« Appétits » : que vous évoque ce terme qui sera le fil rouge de la 5ème édition de Concertina, Rencontres estivales autour des enfermements ?
Je préfère utiliser le thème « désirs » à celui d’appétits. De mon point de vue, l’appétit a tout son sens s’il se transforme en désir. Je pense au désir de justice, très lié à celui de dignité.
Nous vivons une grande défaite face à la progression des appétits de pouvoir des oppresseurs de la justice et de la dignité. Pourtant, comme si je croyais aux miracles, j’ai la conviction que nous n’avons pas tout perdu, puisque le désir de lutter contre toutes les formes de dictature progresse lui aussi. Un désir qui amène à agir, à travailler. Travailler sans relâche, sans perdre de temps. Je tiens ma promesse faite en prison : aujourd’hui, qu’est-ce que je peux faire ? Je ne vais pas être dans l’attente que les ogres soient repus. Ils ne le seront pas. Par contre, je vais « gagner » l’instant présent. Ce temps-là, ce n’est pas un temps mort. Je l’utiliserai pour agir pour plus de dignité et de justice. Bien sûr, cela n’exclut pas le fait de prendre des temps de pause et de réfléchir.
Vous êtes sociologue, écrivaine, féministe, antimilitariste, militante. Dans quel ordre souhaitez-vous énoncer ces qualificatifs ?
Les termes de féministe et de libertaire qualifieraient peut-être mieux mes actions. Je suis, il me semble, une militante de la poésie. Même si je n’aime pas vraiment ce mot « militant » qui a la même racine que « militaire »… Mais je n’en ai pas d’autre pour l’instant.
La poésie, comme la littérature, sont des formes d’expression qui nous donnent de la force pour transformer ce monde. On crée notre façon de voir, notre façon d’être. Oui, on peut modifier la réalité avec des textes littéraires engagés contre la guerre, le militarisme, le sexisme, le nationalisme, l’hétéronormativité et contre toutes les dominations. Sans les hiérarchiser. Avec le féminisme, on ne peut pas changer tout, mais sans féminisme on ne peut rien changer. C’est important de montrer les liens entre le privé et le politique, la sexualité et le politique, les liens visibles et invisibles des différents systèmes de domination. Les solidarités transnationales sont essentielles, d’autant plus que nos sociétés sont affaiblies par la dureté des contextes. Décloisonnons les luttes et ouvrons des voies créatives ! Tout en étant sociologue, antimilitariste, féministe, je veux continuer à être une militante de la poésie. Je me sens proche de Musa Anter (1920-1992), poète kurde, qui disait :
« Et lorsque l’aurore dissipait la nuit noire,
Nous tombions amoureux des montagnes
Il ne restait aux Kurdes que la résistance
Résistance était notre nom de la vie »
Dans une conjoncture politique qui se durcit au niveau mondial, comment garder le sourire ?
Quand on agit à sa manière, quand on travaille et retravaille –comme nous venons de le dire–, tout à coup peut surgir le sourire. On ressent que l’impossible peut devenir possible. Quelle joie alors, et combien de fois je l’ai expérimenté ce sourire qui vient des profondeurs de l’être !
Pour moi, prendre soin de l’autre est une autre façon de faire surgir le sourire. Depuis mon enfance, avec ma mère qui était pharmacienne, j’ai appris que si blessure il y a, il faut intervenir, tenter de la guérir. J’ai vécu concrètement ce type de situation en prison en étant responsable d’un système de soins mis en place par nous, les prisonnières. Nous ne faisions pas confiance au corps médical de la prison.
La démarche pour les blessures de la société est semblable. Depuis une vingtaine d’années, Il y a de nouvelles idées et théories, plutôt féministes, qui mettent le soin au cœur de projets politiques, économiques, sociaux. Ce sont des approches très intéressantes. Prendre soin de l’autre peut être très subversif !
Propos recueillis par Cécile Koehler, 4 mars 2025
Pour en savoir plus : https://pinarselek.fr
53 ans, 5 procès, 4 fois acquittée…
- Quelques repères biographiques
Pinar Selek est née en 1971 à Istanbul, d’une mère pharmacienne et d’un père avocat.
Depuis 2016, Pinar Selek est chercheuse-enseignante dans les départements de sciences politiques et de sociologie-démographie à l’Université Côte d’Azur à Nice. Elle anime l’Observatoire des migrations des Alpes-Maritimes.
Ses travaux portent sur les droits des minorités et des exclus de la République turque. Elle écrit actuellement un livre croisant son récit de vie de jeune chercheuse et ses recherches de l’époque, confisquées par le pouvoir turc, portant sur la société kurde, véritable objet de son arrestation en 1998.
En 2009, lorsque la Cour de cassation turque l’accuse à nouveau de terroriste, alors qu’elle avait été acquittée faute de preuves, Pinar Selek quitte définitivement la Turquie pour l’Allemagne, puis deux ans plus tard pour la France. En 2014, à l’Université de Strasbourg, la jeune réfugiée passe sa thèse de doctorat en sciences politiques sur les mouvements sociaux turcs. En septembre 2017, la sociologue obtient la nationalité française.
L’affaire judiciaire subie par Pinar Selek est l’une des plus emblématiques de la répression que subissent intellectuels, universitaires, étudiants, artistes et journalistes en Turquie. À ce jour, 5 procès et 4 acquittements, mais la procédure est toujours en cours.
- Une affaire judiciaire emblématique
– 1998. Arrestation de Pinar Selek, accusée d’un attentat au bazar aux épices d’Istanbul. On saura plus tard que c’est une explosion accidentelle, maquillée en attentat afin de l’accuser pour ses travaux de sociologue portant sur la société kurde. Elle refuse de livrer à la police l’identité des personnes interviewées. Après deux ans et demi de prison et de torture, elle sera libérée faute de preuves. Mais le procès continue…
– 2006. Premier acquittement, toujours faute de preuves. Et pourtant, le procureur fait appel.
– Jusqu’en 2012. Succession d’acquittements et de condamnations. En novembre 2012, la Cour d’assises annule… son propre acquittement !
– 2013. La Cour condamne Pinar Selek à la prison à perpétuité.
– 2022. Quatrième acquittement. Le procureur continue à faire appel.
– Depuis, quatre reports d’audience. Avec, en 2024, le versement au dossier d’une pièce mensongère accusant Pinar Selek d’avoir participé à une conférence organisée par le PKK en France. En réalité, il s’agissait d’une conférence académique organisée par deux universités et deux organismes de recherches publics français.
– La dernière audience a eu lieu le 7 février 2025 avec la présence à Istanbul de nombreux scientifiques français très mobilisés. Ce jour-là, plus de 500 universitaires du monde entier dénoncent dans une tribune publiée dans 5 journaux européens une entrave aux libertés académiques, en sus du harcèlement judiciaire subi depuis 27 ans par leur consœur. Les collectifs mobilisés aux côtés de Pinar Selek dénoncent le nouveau report, et exigent qu’elle soit définitivement acquittée et que son honneur soit lavé.
Encore une fois, l’audience a été reportée au 25 avril 2025, à Istanbul.
- Quelques livres écrits par Pinar Selek
– « Azucena ou Les fourmis zinzines ». Éditions des Femmes (avril 2022)
Un roman, délirant et subversif, qui tient du conte et de l’utopie libertaire. Pinar Selek nous confie :
« En écrivant mon dernier roman, je suis devenue une autre personne. Il m’a transformée, vraiment, mais c’est difficile à expliquer ! Très imprégnée par les écrits de la philosophe Simone Weil, j’ai eu l’impression d’écrire ce roman avec elle. On s’asseyait sur les bancs publics et on réfléchissait. Ensemble, nous avons créé nos personnages qui évoluaient dans les rues. C’est sûr, il y a un peu de folie dans ce roman… ».
Une citation tirée de ce roman : « L’amour, ce miracle qui change la merde en fleur, Marisa l’avait porté sous ses côtes, à gauche, tout au long de sa vie. »
– « Le Chaudron militaire turc ». Éditions des Femmes (octobre 2023)
Dans ce dernier essai, Pinar Selek s’intéresse aux différentes étapes de la construction de la domination hégémonique masculine, essayant de « sonder les ténèbres qui font d’un bébé un assassin ». Un texte fort…
– « Parce qu’ils sont arméniens ». Éditions Liana Levy (mai 2015, nouvelle édition 2023)
Pinar Selek interroge son rapport au génocide arménien et à la communauté victime. Au fil des souvenirs et des rencontres, elle raconte ce que signifie se construire en récitant des slogans qui proclament la supériorité nationale, en côtoyant des camarades craintifs et silencieux, en sillonnant Istanbul où les noms arméniens ont été effacés des enseignes, en militant dans des mouvements d’extrême gauche ayant intégré le déni.
Au-delà de la question arménienne, ce témoignage engagé, parfois autocritique, dénonce les impasses de la violence et sonde les mutations de l’engagement collectif.