Par Cécile Rambourg,
Sociologue, Enseignante-Chercheuse au Centre interdisciplinaire de recherche appliquée au champ pénitentiaire (CIRAP-ENAP)
Tout a commencé par un coup de fil des organisateurs de Concertina au labo de recherche de l’École nationale de l’administration pénitentiaire (ENAP). Ils souhaitaient qu’un.e enseignant.e chercheur.e du Cirap participe aux prochaines Rencontres Concertina. C’est important pour eux de ne pas reléguer les instances pénitentiaires aux rangs d’ennemis, pas même d’adversaires, de s’ouvrir à cette institution, de nouer et nourrir un dialogue fécond. La société civile a beaucoup à faire entendre à l’AP et celle-ci a quelque chose à dire au dehors. Ils y croient à ce dialogue, ils le posent même comme une nécessité. Cela a valu à certains de quitter l’aventure. Le dialogue avec la pénitentiaire était pour eux une compromission. Une trahison. A se frotter à l’ennemi on blesse sa propre peau. À discuter avec lui, on invalide sa propre langue. Et on se perd. Ils sont donc partis. De ceux-là ou de ceux qui prennent le risque de la Rencontre, je ne sais pas qui a raison. Est-ce qu’on peut vraiment mettre en critique un système avec ceux qui en font partie, qui y sont pris ? Est-ce qu’on peut réformer un système avec ceux qui le font et le perpétue ? Ce n’est peut-être pas ainsi qu’il convient de poser les questions. Peut-être d’ailleurs faut-il ne pas les poser du tout, et seulement vouloir croire en une volonté partagée de changer ce système. Parce que, en l’état, il produit souvent le pire. Le changer ou au moins y apporter quelque chose d’autre, que l’on soit dedans ou que l’on soit dehors. Que l’on y travaille, que l’on y soit reclus ou bien en lutte, en opposition ou en militance.
C’est peut-être ce qu’on attend des Rencontres. C’est d’ailleurs peut-être le pari de ces Rencontres. A moins qu’on ne les charge ainsi d’une attente trop forte, qu’elles sont tout à fait autre chose. On verra. Quoiqu’il en soit, on peut déjà convenir que l’idée de Concertina est en elle-même assez audacieuse. Créer et produire un festival sur les enfermements. Fallait oser quand même. La proposition est presque rédhibitoire dans les termes, en tout cas contradictoire. Festival, enfermement. L’ouverture, la convivialité, la joie, la création, la pulsion de vie d’un côté, l’obscurité, l’isolement, la clôture, la stérilité, la pulsion de mort de l’autre côté. Audacieux donc. Pour être honnête, l’expression « festival sur les enfermements » n’est pas celle des créateurs de Concertina, mais elle circule tellement chez les participants qu’elle a fini par recouvrir le label « rencontres estivales » des organisateurs. Premier détournement. Première appropriation.
Ce qui est également audacieux, c’est de vouloir provoquer de la mixité, vouloir croiser les horizons, que la mère d’un détenu puisse venir discuter avec un directeur interrégional de services pénitentiaires par exemple. Audacieux donc, peut-être un peu utopique aussi. Là encore on verra.
Ma mission, si je l’accepte, est d’aller à la rencontre des gens qui viennent aux Rencontres, ou qui côtoient les Rencontres, ou qui participent aux Rencontres. Dire quelque chose de ces rencontres d’une à un. Car c’est une intrigue quand même tous ces gens qui se rassemblent à Dieulefit autour de la question des enfermements. Qu’est-ce qui les anime ? Qu’est-ce qui les rassemble justement ? Est-ce qu’ils s’assemblent parce qu’ils se ressemblent ou au contraire est-ce que les Rencontres réussissent la bigarrure ?
Mission acceptée. Forcément acceptée.
Les 4èmes Rencontres estivales autour des enfermements se tiennent les 28, 29 et 30 juin 2024 à Dieulefit. Le même week-end que les élections législatives (ça aura son incidence). La thématique de cette édition est Marges. Là aussi se pose la question du semblable et du dissemblable, de ce qui émarge à la normalité, au plus grand nombre et de ce qui est rejeté hors de leurs cadres.
Carnet en main. Dictaphone en poche. La consigne était claire, pas question de jouer à la sociologue ou de jargonner dans la langue des colloques. Les Rencontres, même leurs off, ne sont pas l’affaire de spécialistes qui ne se parlent qu’à eux-mêmes, il faut être plus audible et plus généreux que ça. Prendre les Rencontres au mot.
C’est parti.
Les rues de Dieulefit sentent bon le soleil et la Drôme provençale. Les cafés ouvrent leur terrasse. Des panneaux écrits à la main flèchent les lieux investis par Concertina. Le Parc de la Beaume, l’Ecole maternelle, La Halle, l’Eglise Saint Pierre… Affiches. Flyers. Il n’y a qu’à suivre, ou déambuler au hasard du bourg. Pas d’entretiens formels, juste accueillir ce que les gens veulent bien partager.
Ce qui est d’abord assez frappant quand je commence à discuter avec des « festivaliers », c’est la place prise par Dieulefit. Le village est fondamentalement associé à Concertina. L’un et l’autre résonnent, se font écho parfois se confondent. Pour certains, comme cette femme retraitée investie dans la vie culturelle de Dieulefit, le village a une histoire d’accueil et de résistance qui le prédestinait à recevoir Concertina. Une histoire qui se prolonge et ne cesse de se renouveler. Inutile de trop s’attarder sur les périodes noires ou les faits peu glorieux, « il y a eu des dénonciations ici pendant le confinement », ce qui est certain est que le village se ressemble mieux maintenant, « il y a des OQTF que la gendarmerie ne dénoncera jamais ». Le village se retrouve et se reconnaît dans Concertina, entre autres parce que « Concertina s’inscrit dans la fidélité de ceux qui, à Dieulefit, ont accueilli » comme le dira un prêtre fidèle aux Rencontres. Ainsi, le passé du village plane sur les Rencontres et participe d’une sorte de confiance dans ce qui est en train de se faire. L’impression peut-être d’être « du bon côté » de l’histoire. Même si on sait bien que c’est toujours plus compliqué que ça. Mais quand même. Le moment nous pousse les uns vers les autres, et du même côté. Ce n’est pas seulement l’effet les Rencontres. C’est aussi l’angoisse des élections législatives. Pas encore le choc, les résultats donnant le RN en tête du premier tour ne seront connus que le dimanche soir, Concertina aura alors remballé son chapiteau et tous les participants seront repartis. Mais là, c’est l’angoisse. La peur de ce qui risque d’advenir. La peur du monde qui vient. Et la lutte comme une nécessité déjà. Le lien social. La justice. C’est aussi cela qui donne une coloration particulière à cette édition de Concertina. Impossible d’échapper à cette actualité politique. Tout le monde en parle. Et chacun s’éprouve dans ce besoin de se sentir relié à d’autres que soi. De ce point de vue, Concertina fonctionne comme un espace de réassurance. Tout n’est pas perdu puisque nous sommes plusieurs. Tous différents. Mais avec une vision du monde en partage. « Ici il y a des jeunes, des anciens, des paysans, des citadins, des ex-détenus et des directeurs de prison, des artistes, des intellectuels, plein de gens différents et qui pensent différemment mais qui sont d’accord sur les bases » dit un festivalier, habitant de la région, venu à Concertina par l’intermédiaire d’amis de Dieulefit. C’est sûr. Cet accord est presque palpable. Il suffirait de tendre la main au-dessus des têtes de toutes les personnes que j’ai croisées, avec qui j’ai échangé, pour le sentir. Evidemment, il est possible que je sois allée préférentiellement vers celleux-ci et pas d’autres, et réciproquement. C’est possible. L’inconscient sociologique a lui aussi ses (dé)formations. Mais il n’empêche, je suis prête à parier qu’une analyse plus poussée du profil sociologique des participants de Concertina confirmerait qu’au-delà des différences socio-démographiques (s’il y en a tant que cela), les festivaliers ont en commun « des valeurs », pour reprendre un mot souvent entendu ici. Des valeurs qui fabriquent un autre point commun : une conception critique des enfermements. Qu’il s’agisse de la prison, de l’hôpital psychiatrique ou des centres de rétention, les gens en parlent principalement sous l’angle des souffrances et des dysfonctionnements voire des problèmes fondamentaux que ces institutions posent dans une démocratie. Un homme, psychanalyste aujourd’hui à la retraite parle de « l’effet déstructurant de l’enfermement sur la personne », la manière dont « l’enfermement démoli complètement », « l’échec fondamental de l’enfermement comme solution à la délinquance et qui fait pire. Anéantissement. Destruction des personnes auquel participe le non-respect des droits ». Lui connaît la prison, ses effets sur les personnes qui le consultaient dans le cadre d’une obligation de soin et « qui étaient plus intéressées par la signature pour le juge », il n’est pas dupe de ces mesures contraignantes « sans efficacité, sans portée ». Il a aussi suivi des personnels pénitentiaires, il dit « des matons » et on comprend pourquoi lorsqu’il explique que « c’était une expérience négative, car c’était des individus marqués par une grande violence intérieure et qui ont eu beaucoup de difficultés à évoluer et à considérer que l’autre puisse être une personne. Le détenu est là pour subir. Il faut les faire payer, qu’ils rendent par leur souffrance l’abus de jouissance qu’ils ont eu avant, l’abus de jouissance illégitime. Il faut leur faire payer pour rééquilibrer la balance, et on sera quitte, or cette opération est fausse car ce sont des personnes qui ont des parcours, des singularités… ». Qui a dit que les psychanalystes ne disaient jamais rien ? Au hasard des rencontres dans le parc, j’espère qu’il aura croisé la route d’un surveillant pénitentiaire venu participer à Concertina et expliquant à qui veut l’entendre que son métier est une passion qu’il exerce avec humanité et enthousiasme dans une des prisons les plus sécuritaires de France (on peut donc y entendre aussi, des plus répressive). C’est sûr qu’on est plusieurs à le trouver courageux. Pas d’être surveillant, mais de venir croiser le fer à Concertina. Et le moins qu’on puisse dire est qu’il y va, qu’il la provoque, qu’il l’appelle de ses vœux la rencontre. Qu’est-ce qu’il en dit lui d’être du côté de « ceux qui jouissent d’empêcher les autres de jouir » ? Et nous qu’est-ce qu’on en dit de lui déléguer cette tâche et cette responsabilité ? Parfois ces questions font un tour sur elles-mêmes et retombent en faisant mal. Comme lorsque cet homme, sorti depuis peu de détention, me dit à propos de la prison « faut quand même que ça reste une punition…». Il dit ça, « faut quand même que ça reste une punition », il le dit sur le ton des débuts de phrase, comme ces choses entendues sur lesquelles il est inutile de s’arrêter. La punition. La souffrance. Comme une évidence, un allant de soi. Mais après tout, il l’a peut-être dit pour avoir la paix. Marre de discuter de ces choses que lui a éprouvées surtout avec ceux qui, comme moi, restent quoiqu’ils se racontent des observateurs. Peut-être. Chacun sa manière de se tenir debout. Pour d’autres, la résistance passe justement par une mise en critique de la rationalité même de la peine d’enfermement et des institutions chargées de la faire exécuter. Rationalité qu’un ancien détenu épingle bien au travers de la loi pénitentiaire de 2009 qui n’est qu’une coquille vidée de 17 décrets qui « n’ont pas été votés, qui ont été abandonnés et qui traitent des droits fondamentaux des détenus ». Contrepoint aux propos de cadres pénitentiaires qui eux défendaient l’idée d’un respect des droits des personnes détenues aujourd’hui dans les prisons françaises.
D’un côté comme de l’autre, les faits ont raison.
Et ainsi de suite. Les points de vue divergent. C’est-à-dire qu’au-delà de ce qui m’est apparu d’abord comme un point commun écrasant à tous les participants -une conception politique du monde- il y a des différences. Des différences de points de vue justement, c’est-à-dire de place, de position, d’endroit où on a été jeté au monde et où l’on se tient pour voir et pour regarder. Des différences de vies et de vécus.
Ce qui est intéressant, et que tente Concertina je crois, c’est l’expression possible de ces points de vue. Pas pour avoir raison contre l’autre mais pour rendre leur complexité aux choses. Multiplier les regards, les confronter, comme ils le sont dans la réalité. Parce que la prison ce n’est jamais seulement que l’affaire des personnels pénitentiaires, comme ce n’est jamais seulement que l’affaire des personnes détenues. Le risque dans tout ça, c’est le relativisme. C’est souvent ce qui arrive quand on fait trop jouer les images croisées. Ici, le risque me semble assez réduit. Il y a de la vigilance dans l’œil et l’oreille des personnes que j’ai rencontrées. Un sens du tragique aussi, le tragique de la vie, ce conflit, cet affrontement sans compromis possible de points de vue incompatibles parce que légitimes l’un et l’autre. Ici, on sait que cette incompatibilité fait partie de la complexité, d’où l’intérêt de confronter les points de vue. Le but c’est l’expression des mêmes réalités dans des discours différents… pas la conciliation. Sauf que. Cette confrontation n’est pas si facile à organiser, à expérimenter, à vivre réellement, dans un même temps et un même espace. Pas facile en effet de créer du dialogue, de la friction entre des personnes, des participant.es, des intervenant.es, des disciplines, des univers différents. En témoigne cet homme, ex-détenu, qui est allé écouter l’intervention d’un directeur pénitentiaire, et qui n’était « pas d’accord avec ce qu’il a dit » mais sans le lui dire. Ou ces deux infirmières psy qui étaient en colère après avoir entendu « les gens du SPIP dire des trucs faux » mais qui n’ont pas pris la parole pour apporter la contradiction dans le débat.
Pas évident. Les rapports de pouvoir et de forces ne s’effacent pas si facilement. Les Rencontres ne trouvent pas toujours les chemins de la rencontre. Pas toujours, ou plutôt pas partout, pas en permanence. Ce qui peut vouloir dire qu’elles le trouvent souvent et quelque part. Car ce qui se passe est que cet homme, ces femmes comme d’autres participant.es reprennent la parole ailleurs, un peu plus tard (la preuve ils en parlent et on en discute). Au hasard des rencontres informelles, dans les différents espaces du festival, quand s’engagent les conversations à partir de ce qui a été entendu, de ce que l’on pense, de ce que l’on sait, bientôt rejoints par d’autres qui en savent autre chose, qui ont entendu aussi ou autrement… D’une manière ou d’une autre, la rencontre a quand même lieu. Dans les interstices ou sur d’autres scènes que les scènes officielles. Ça participe de la convivialité qu’on ressent immanquablement à Concertina. Pas seulement que l’on ressent, mais qui est véritablement un ressort du « festival », un outil. Outil dont on sait que la fonction est toujours plus déterminée par ceux qui le manient que par ceux qui le conçoivent. La convivialité, c’est-à-dire au fond la Rencontre, ne se décrète pas, elle est l’affaire de tous et toutes et surtout de chacun.e. Le « Festival », lui opère comme le milieu qui va complètement favoriser la chose, donner les conditions de possibilité de cette convivialité, de cette rencontre. Tout est donc en interaction, en relations mutuelles.
Puisque je parle de convivialité, c’est assez facile d’aller au bout du concept en parlant d’échange sincèrement amical (comme le dit le dictionnaire) parce que l’amitié joue un rôle considérable dans l’affaire. L’amitié, ou à tout le moins, le réseau affinitaire. C’est lui qui conduit les personnes à venir à Concertina -en tout cas toutes les personnes rencontrées- Ce réseau amical est tissé avec les fils des habitants et amis de Dieulefit ou de sa région, avec les fils des organisateurs, des initiateurs ou des créateurs de Concertina. Ce réseau n’est pas uniforme ou restreint, ni complètement homogène, toutefois il a quand même une âme centrale, quelque chose comme une vision du monde qui pousse à certaines alliances et pas d’autres. C’est d’ailleurs le privilège de l’amitié que de ne dépendre que de nos affinités. Et, ici les affinités semblent régionales et politiques (au sens de ce qui a trait au collectif et à la manière de l’organiser, aux relations des individus les uns avec les autres). Une femme me dit venir à Concertina par l’intermédiaire d’une amie qui possède une maison à Dieulefit, mais elle vient aussi -et finalement surtout- parce que les questions relatives à l’enfermement et à Dieulefit font partie de ses préoccupations. En tant qu’historienne de l’éducation, aujourd’hui à la retraite, elle connaît l’Ecole de Beauvallon. Elle a travaillé avec Bernard Delpal, l’historien dieulefitois qui a « voulu raconter cette histoire-là » dit-elle. Cette histoire-là, c’est celle d’un lieu de refuge des chassés, des bannis et d’une école expérimentale pour de nouveaux modèles d’éducation. Cette histoire-là, c’est aussi celle du rôle actif du village dans l’accueil des juifs, des étrangers et des intellectuels pourchassés et menacés par le nazisme et le régime de Vichy. Cet accueil dont nous parlions plus haut.
A l’entrée du Parc de la Beaume, on peut lire, gravés sur une sculpture, les mots de cette histoire d’accueil, de solidarité et de résistance : « A Dieulefit nul n’est étranger : désobéir et résister pour protéger et sauver pendant les années difficiles de la guerre ».
A Dieulefit, nul n’est étranger.
Nul n’est étranger.
Evidement cette phrase, aujourd’hui… avec l’ombre des législatives qui plane sur les Rencontres.
Cette femme qui a enseigné en sciences de l’éducation se souvient que son premier cours à l’Université de Genève portait sur la prison avec « l’histoire des disciplines et donc des maisons de corrections ».
Il n’y a donc pas de hasard.
Sa présence n’est pas seulement une histoire d’amitié, de fidélité, c’est aussi celle d’une appétence culturelle, intellectuelle elle-même entremêlée à une certaine conception politique.
En cela, j’ai l’impression qu’elle ressemble beaucoup aux personnes qui viennent à Concertina.
Ce qui, avec mauvais esprit, m’amène à (re)parler de l’entre-soi. C’est un peu obsédant cette question. Mais ça n’obsède pas que moi. Le sujet revient pas mal dans les discussions que nous avons, surtout avec les personnes portées par la militance ou, en tout cas, l’engagement, ou celles dont le parcours témoigne d’un rapport serré avec les institutions répressives. Il y a comme une petite tension entre la réjouissance de pouvoir être ensemble – c’est-à-dire au cœur d’un espace qui « nous rassemble » dans lequel « on est en confiance parce qu’en face on n’a pas des fous furieux avec leur discours de haine », et que « la parole ici est saine » – ; et, en même temps, une inquiétude à être « trop semblables, d’une certaine manière », à vouloir « faire attention à ne pas se refermer sur nous-mêmes, surtout en ce moment, les gens sont divisés, on est de plus en plus divisés et ce n’est pas évident de réussir à réunir les gens, les différences » mais tout en éprouvant aussi que « on ne peut pas discuter avec tout le monde, aujourd’hui il y a des discours qui sont insupportables, moi en tout cas je n’ai pas envie de les entendre, ils ont déjà assez la parole comme ça ».
L’entre-soi donc, avec ses vices, le repli, l’exclusion des autres…et ses vertus, le fait de pouvoir se rapporter les uns aux autres, s’empuissanter, se désisoler, pour reprendre le mot d’une participante dont la vie est jalonnée et marquée par l’enfermement.
La joie du commun, la peur du repli. Comme une oscillation qui fait boucle. Difficile en ces temps autoritaires et extrémistes de savoir où placer le curseur. Et, ici peut-être plus qu’ailleurs, la question préoccupe, parce que, au-delà de la convivialité, le sujet et l’enjeu sont politiques au meilleur sens du terme. D’où parfois le retour d’une forme de gravité au cœur du joyeux. C’est la différence avec d’autres festivals, d’autres rencontres qui, elles aussi – c’est inévitable, sociologiquement inévitable – rassemblent ceux qui ont déjà quelque chose en commun… mais sans plus de préoccupation. Ici on jouit de l’instant, des propositions magnifiques qu’il offre, mais on s’inquiète un peu que cet instant ne soit trop évanescent. On voudrait que l’événement porte déjà plus. Plus loin. Un des intervenants, professeur d’anthropologie, parle de Concertina comme un véritable « espace de respiration », mais se demande si cela est « suffisant ». « Parler dans un espace où on est d’accord entre nous, pas tout à fait mais d’accord au fond. Ces discussions suffisent-elles à faire bouger les lignes ? Ça nous donne de l’espoir, ça nous permet de respirer, en cela ça nous donne de la force mais est-ce qu’on peut faire plus ? Aller vers des débats où on se frotterait un peu plus sur des enjeux plus forts, en laissant plus de place à ceux qui sont en face, aux acteurs des administrations, avoir des discussions avec des gardiens de prison, des fonctionnaires pénitentiaires, des débats avec plus de tensions, de difficultés qui permettraient d’aller plus loin dans la conversion de l’autre, aller plus loin dans la construction de quelque chose en commun, sur la base de désaccords ».
Tout le monde n’adhère pas forcément à l’idée du débat. Ce « doudou bourgeois » comme l’appelle Sandra Lucbert. Par contre, l’envie « d’aller encore plus loin » est assez partagée. Plus de frictions, plus d’acteurs, plus de critique… « Il faudrait ici proposer un thème : réformer ou supprimer la prison » me dit une dame qui a assisté à une table ronde dans laquelle intervenaient deux juges de la cour pénale qui ont, selon elle, « éludé la question en disant que s’il y a avait une alternative à la prison ça se saurait. Mais il faut réfléchir à cette alternative et sortir les gens de prison. La prison c’était vraiment un projet du XVIIIème avec l’idée qu’on allait priver de liberté parce que la valeur essentielle était alors la liberté ». Aujourd’hui, il lui semble qu’il y a d’autres valeurs essentielles à partir desquelles il faut réfléchir et travailler, non pour les supprimer au contraire mais pour trouver de réels points d’appuis à une alternative, « la formation, l’intégration dans la société, déjà on a le bracelet… mais si on pouvait éviter d’enfermer les tox, les étrangers… il y a déjà toute une population qui ne devrait pas aller en prison, et pour les autres il faudrait trouver d’autres solutions que la prison ». A n’en pas douter, pour elle « Concertina devrait être le lieu de cette réflexion ». Elle regrette qu’on ne parle pas d’abolitionnisme. J’entends aussi ce désir de radicalité en contre-feux à la passion sécuritaire. Une passion sécuritaire qui se déchaine un peu partout. Et dont la prison est à la fois un symptôme et le dispositif.
Quoiqu’il en soit, on sent l’envie de pousser les manettes. C’est le syndrome des réussites. Quand ça marche et que c’est important, on en veut plus. Le syndrome aussi de la rareté de tels espaces. Si bien qu’on charge Concertina de toutes nos attentes, on voudrait qu’il bouche tous les trous démocratiques. En matière d’enfermement, on ne peut pas dire que les propositions foisonnent. Mais d’une manière plus générale et tout aussi inquiétante, on ne peut pas dire que les espaces de production démocratique pullulent. D’où la profonde satisfaction à participer à Concertina et le désir de voir sa portée s’étendre bien au-delà de l’évènement. Un au-delà des Rencontres. Au point de souhaiter pour certains que Concertina devienne un levier à l’action collective ou individuelle voire « un lieu de production des réformes » me dit un homme engagé depuis des années aux côtés des associations pour défendre les droits des personnes détenues.
L’attente est à la fois démesurée et à la mesure des manques. Mais Concertina ne peut pas tout, et il ne me semble pas que ce soit sa vocation. Un des initiateurs des Rencontres le dit très bien « Concertina n’est pas le but, c’est un moment dans nos existences ». A nous donc de nous en saisir, de le transcender ou, à tout le moins, d’en faire quelque chose.
Ce peut être après « de militer, de rentrer dans des actions, du concret » dit un ancien détenu, avant d’ajouter « et cette force que vous dégagez tous en venant ici, en faisant sortir la parole, en informant peut-être ceux qui ne sont pas venus, cette force est vitale et indispensable pour toutes les assos qui agissent dans le cadre de la prévention et l’aide aux personnes qui subissent l’enfermement ».
Et pas seulement.
Enfin, pour finir cette chronique, comment ne pas évoquer l’importance de l’art à Concertina. Certains d’ailleurs parlent « d’un festival sur la prison avec de l’art ». Les propositions artistiques ont cette immense capacité à convoquer les enfermements autrement, à nous convoquer autrement. Autre espace d’échanges, de partages, de réflexions, de tremblements et de déplacements. Elles nous offrent une autre narration et peuvent ainsi, sans doute, produire de nouvelles catégories de représentations du monde. C’est pourquoi celles-ci figurent aux premiers rangs des (bonnes) raisons qui attirent le public de Concertina. Elles ne sont pas les seules, mais elles sont primordiales.
En réalité, on l’aura compris les raisons qui poussent des centaines de personnes (des milliers ?) à venir assister à un festival sur les enfermements, sont multiples, et même si on peut les expliquer et les comprendre en grande partie, elles n’en conservent pas moins une part indéchiffrable. Alors, qui mieux qu’un artiste pour nous éclairer sur ce mystère sans pour autant le réduire à ce qu’on en voit. Il s’agit d’un homme, metteur en scène, aujourd’hui très âgé, il est venu assister au spectacle d’une autre artiste, plasticienne et vidéaste.
« Ce qui se fait aux Rencontres est formidable. Ça quelque chose de citoyen et en même temps de très sérieux, il y a des endroits et des moments graves, lourds même et des endroits modestes mais très bien. Si toutes les populations réagissaient comme ça, de prendre les choses en main à un moment donné calmement mais avec exigence aussi, ce qui est formidable ici, c’est que les gens du village prennent les choses en main, à notre époque c’est formidable quand tout marche par voie de communication, de matraquage, politiques inclus, ce qu’on voit est un désastre. Donc ici c’est un exemple. Dans les villes même au niveau des quartiers les gens ne réussissent pas, toutes les tentatives sont indirectement dynamitées. Je peux en parler en pensant à la création d’un public. Quand il y a un lieu de création quelque part et qu’on le laisse vivre, il y a un public qui se créé. Il y a quelque chose d’un peu pas rationnel mais quel que soit l’art, si les gens ont un projet, ont quelque chose à dire, ça interpelle, d’une manière confuse, pas d’une manière scolaire ou pédagogique mais ça interpelle ».
On aura beau chercher, il y aura toujours quelque chose d’un peu « pas rationnel » dans la création du public de Concertina.
Cécile Rambourg,
Sociologue, Enseignante-Chercheuse au CIRAP-ENAP